Le réséda des teinturiers (la gaude) est utilisé depuis le moyen-âge, au moins, pour obtenir une teinture jaune. Son nom scientifique actuel est Reseda luteola L.[1], mais cette plante est connue sous bien d’autres noms avant la publication des Species plantarum en 1753. Dans l’Antiquité, cette plante est connue sous le nom de lutum ou luteum qui renvoient l’un et l’autre à la couleur jaune. Le premier désigne directement la gaude ou une autre plante qui donne un colorant jaune : la sarrette, aujourd’hui serratula tinctoria L. Gaspard Bauhin qui établit au début du xviie siècle une vaste table de synonymes de noms de plantes distingue quatre « luteola ». Voici l’extrait du texte qui concerne ces plantes :
Il faut comprendre ainsi les équivalences données par Bauhin : il distingue quatre catégories qui ne sont pas des espèces au sens moderne du terme. La première qu’il nomme luteola herba salicis folio (herbe luteola à feuille de saule) est également présente sous d’autres noms chez de nombreux naturalistes de son temps. Ainsi cette luteola herba est présente dans l’herbier de Jérôme Bock sous le nom d’Antirrhinon, ainsi que chez Jacques Daléchamps (le Lugd. du texte, parce que Dalechamps était lyonnais), ou Johann Thal, auteur d’un traité latin intitulé Sylva Harcynica siue catalogus plantarum in montibus et locis vicinis sponte nascentium, cum plurimarum descriptionibus cum Camerarii horto, nouem figuris additis. Ce traité publié en 1588 établit un inventaire de la région du Harz en Allemagne[2]. L’herbier imprimé de Dalechamps précise le problème. Le texte est ici cité dans la version française de 1615[3] : on remarque qu’il n’est nullement question de reseda luteola dans ce passage et d’ailleurs c’est sous le nom de garance que Dalechamps traduit le phytonyme grec d’antirrhinon, plante dont il souligne que les racines rouges sont aussi tinctoriales. Les fleurs de la garance cultivée, selon sa taxonomie, sont cependant jaunes, d’où le rapprochement avec luteola.
Dans cette même catégorie, il range encore la plante nommée par lutum herba par Rembert Dodoens, un naturaliste flamand auteur lui aussi d’un herbier imprimé, nomme lutum herba ou herba lutea. Ce renvoi pose encore d’autres questions et rendent la détermination du végétal évoqué par Bauhin assez problématique. L’herbier de Rembert Dodoens avait été publié une première fois en thiois (en flamand) en 1554. Jugeant que cette langue était trop mal connue des lecteurs hors de Flandre, un autre naturaliste, Charles de l’Ecluse (Clusius en latin) entreprit de le traduire en français en 1557. Dans cette version, Clusius traduit luteum herba par Guesde et lui attribue des propriétés thérapeutiques détersives, en particulier sur les « ulcères rongeants ». Il voit aussi deux espèces pour cette plante qu’il nomme isatis en latin, l’une cultivée l’autre sauvage et ne signale pas d’usage tinctorial. C’est à herba lutea qu’il réserve la mention de plantes pour les teinturiers qui « en usent pour teindre les draps en verd et jaulne[4] ». Jean Opsomer, auteur d’une très utile table des déteminations des plantes citées par Dodoens[5], considère que les deux phytonymes luteum herba et herba lutea renvoient indistinctement à la plante aujourd’hui nommée isatis tinctoria. Dans ce cas, les trois illustrations données dans l’édition de 1557 posent aussi un problème. Que les deux premières renvoient à isatis tinctoria est vraisemblable. Pour herba lutea, en revanche, le rapprochement de la fleur, en particulier, semble plus discutable. L’illustration oriente plutôt vers reseda lutea.
Bauhin, dans le Pinax, ne mentionnait les propriétés tinctoriales de luteola que dans un seul cas : celui de luteola cretica. Il identifie alors ce végétal au struthium legitimum de Dioscoride, plante dont il remarque que les teinturiers l’utilisent pour teindre la soie en jaune. La description de Bauhin donne une information concernant la source qui permet d’associer luteola au struthium legitimum de Dioscoride. Il s’agit d’une lettre adressée par Onorio Belli[6] à Charles de l’Ecluse. Onorio Belli est un peu oublié par les historiens de la botanique d’aujourd’hui, si l’on excepte les travaux menés sur les manuscrits et la mention de son rôle comme correspondant de Clusius . Ce naturaliste actif en Crète était l’un des pourvoyeurs de graines de Charles de l’Ecluse, lequel ne manque pas de lui témoigner sa reconnaissance à plusieurs reprises. A propos de la plante medica, il précise que c’est par l’entremise de Gian Vincenzo Pinelli[7], qu’il avait reçu des graines de medica de Belli. L’indication de Bauhin reprend verbatim la phrase de la lettre de Belli, laquelle cependant ajoute d’autres informations et une référence à une publication d’un autre botaniste célèbre de la Renaissance, le Prussien Melchior Wieland, auteur d’une description de la plante dans une lettre adressée à Maximilien II. Dans les sources anciennes, Belli renvoie à Actuarius, médecin byzantin auteur d’un traité médical sur les urines. Le rapprochement avec antirrhinum siluestre vient aussi de cette lettre qui ajoute que le nom grec usuel, au xvie siècle, est χυμένη.
Comme on le voit, la nomenclature concernant ce végétal est assez fluctuante à la Renaissance et il faut considérer que si ces plantes peuvent être ainsi rapprochées, c’est sans doute parce qu’elles ont en commun d’être utiles pour obtenir un colorant et qu’elles ont quelque chose à voir avec la couleur jaune : que cette couleur soit celle de la teinture qu’on en tire ou seulement celle des fleurs de la plante. Il serait aisé de poursuivre l’enquête sur les problèmes de détermination de ces plantes tinctoriales. Il faut cependant admettre que la question se pose du point de vue de la nomenclature savante. Lorsqu’il s’agissait pour un teinturier de trouver dans le jardin la plante nécessaire à son office, l’erreur n’était sans doute pas possible.
Dominique Cardon décrit, dans un livre essentiel pour comprendre les procédures de fabrication des teintures, la préparation de la gaude. En se fondant sur des traités de teinturerie du xviiie siècle, elle montre qu’il faut procéder à une décoction des bottes de gaude sèche, puis filtrer le bain. La soie est alors plongée dans ces bains. Elle relève aussi, pour la teinture de la soie de notables différences entre les informations qui proviennent de l’aire hispano-mauresque et de celles qui proviennent du monde italien et détaille les associations avec d’autres plantes tinctoriales qui permettent encore de teindre en vert, en doré, et dans de nombreuses nuances de brun.
Ces teintures, toutefois, ne sont pas des encres. Pietro Maria Canepari apporte ici des indications essentielles, dans la cinquième partie de son traité sur les encres[8]. Il évoque plusieurs plantes propres à offrir la matière d’un colorant vert ou jaune. La première citée est nommée par ses contemporains rhamnum solutiuum et Canepari précise que ce sont les baies de cette plante qui sont utilisées. L’utilisation tinctoriale suppose de récolter les baies avant maturité (en octobre) si l’on veut obtenir du jaune ; si l’on attend trop, ajoute-t-il, si l’on récolte les baies en novembre, elles produiront un colorant vert. La recette de fabrication du colorant est alors donnée par Canepari : les baies sont pilées dans un mortier, et macère dans de la lessive (c’est-à-dire un mélange de cendres et d’eau) pendant une nuit. Puis ont fait bouillir jusqu’à réduction au tiers. On transfère le reste dans un tamis et l’on ajoute de l’alun de roche avant de remettre sur le feu jusqu’à ce que le jus soit chaud et que l’alun fonde. Puis, on retire du feu, on filtre de nouveau. La recette donne un colorant jaune avec lequel on peut teindre le papier. La plante dont il est question est également mentionnée par Dominique Cardon. Il s’agit d’un nerprun : le nerprun des rochers (Rhamnus saxatilis Jacq) ou, moins vraisemblablement en raison de la période de récolte qui ne coïncide pas avec celle mentionnée par Canepari, le nerprun faux-olivier (Rhamnus lycioides).
Canepari en vient alors à l’herba lutea en renvoyant aux Bucoliques de Virgile, à l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien et au livre VII de Vitruve. Ce végétal teint en jaune les draps blanc et en vert les tissus bleus. Comme Bauhin, mais avec des arguments différents, il expose les problèmes de détermination. C’est Jean Ruel qui s’est débord trompé en confondant l’herba lutea avec la lisimachia et cette erreur a été, à juste titre, dénoncé par Mattioli. Dodoens aussi s’est trompé en rangeant l’herba lutea parmi les genêts : mais il avait une excuse : les genêts aussi sont jaunes et fournissent un colorant de la même teinte. Il reste que Reseda lutea est bien l’un des végétaux qui entrent dans la composition de l’encre des copistes. Contrairement à ce qu’il fait pour d’autres composants des encres, Canepari n’entre pas dans le détail de la recette au-delà de la préparation du colorant. Il développera dans d’autres chapitres comment on peut fabriquer du pigment jaune et doré à partir, cette fois, d’ingrédients minéraux.
[1] Le L. signifie que la dénomination moderne de cette plante vient de Linné. Plune généralement le nom d’une plante est composé d’un premier mot qui indique le genre (ici reseda), d’un second qui indique l’espèce ( espèce luteola, dans le genre reseda) et d’une abréviation qui renvoie à l’inventeur du nom ou à un naturaliste qu’on a voulu honorer en l’associant à une plante. Reseda luteola apparaît bien dans les species plantarum de Linné en 1753. C’est cet ouvrage qui marque conventionnellement le début de la botanique moderne.
[2] Ce texte est fréquemment présenté avec l’Hortus medicus et philosophicus de Joachim Camerarius.
[3] Dalechamps avait aussi
[4] Rembert Dodoens, Histoire des plantes, 1557, p. 53.
[5] Rembert Dodoens, Histoire des plantes de Rembert Dodoens. Traduction française, suivie du petit recueil auquel est contenue la description d’aucunes gommes et liqueurs (…) avec introduction, commentaires et la concordance avec la terminologie scientifique moderne, par J.-E. Opsomer, Bruxelles, Centre national d’histoire des sciences, 1978.
[6] Onorio Belli (c. 1550-c.1620) est un médecin originaire de Vicenza. Il part en Crète en 1583 où il étudie la flore locale. Sur ce personnage, on se reportera à l’article du DBI. Les travaux de Florike Egmond signalent souvent la place de Belli dans les réseaux de savoir de l’Europe de la Renaissance. Un article récent rappelle opportunément que les expéditions dans les campagnes de l’Europe et de l’Orient avaient souvent pour corollaire la description des antiquités. Du reste, nombre des botanistes du xvie siècleont conjugué l’intérêt pour les plantes et le goût des antiquités.
[7] Gian Vincenzo Pinelli (1535-1601) est à la fois bibliophile et naturaliste. Sur ce personnage, on pourra consulter les travaux de Anna Maria Raugei et en particulier Anna Maria Raugei, Gian Vincenzo Pinelli e la sua biblioteca, 1er édition, Librairie Droz, 2018, 302 p.. et Anna Maria Raugei, « Gian Vincenzo Pinelli (1535-1601): ses livres, ses amis ». On trouvera une bibliographie complète dans cet article.
[8] Pietro Maria Canepari, De atramentis cuiuscunque generis, Venise, 1619, p. 197 sq.